Interrogés, les parents d'ados sont formels: les jeunes boivent plus qu'avant. Sauf leurs enfants...
Inquiets. Les parents se disent en effet "inquiets", à 83%, de la consommation d'alcool des ados en France. C'est, en tout cas, ce qui ressort d'un sondage le l'Institut Opinion Way auprès de plus de 500 parents d'ados scolarisés, pour le compte de l'association Apel. Les filles en particulier semblent concernées: les trois quarts des parents interrogés estiment qu'elles boivent plus qu'à leur époque à eux, contre 60% "seulement" pour les garçons.
Toutefois, quand il s'agit de comparer la consommation d'alcool avec leur enfant à eux, et pas avec les ados "en général", l'appréciation change considérablement.... Seuls 14% des parents ayant au moins un enfant de 12 ans estiment en effet que les ados boivent davantage qu'à leur (vieille) époque. 58% pensent qu'ils boivent autant et 27% déclarent même qu'ils boivent moins qu'eux-mêmes au même âge... En d'autres termes, les ados picolent plus, sauf le mien... Phénomène de déni ou confiance justifiée?
Peut-être devraient-ils lire le livre de Marina Carrère d'Encausse, qui n'est pas seulement médecin et présentatrice du Magazine de la Santé sur France 5, avec Michel Cymès à ses côtés. Elle est également mère de trois ados. A ce titre, elle a recueilli de nombreux témoignages de jeunes, de parents mais aussi de spécialistes et, notamment, de l'alcoologue Philippe Batel, chef de service à l'hôpital Beaujon de Clichy (93). Son livre, Alcool: quand les jeunes trinquent (chez Anne carrière), fait un point tout à fait complet sur la question. Un ouvrage clair, pédagogique, à mettre entre toutes les mains.
Contrairement à une idée répandue, la France n'est pas un pays de poivrots: la consommation d'alcool a chuté de façon spectaculaire ces vingt dernières années. Contrairement à une autre idée reçue, elle ne touche pas d'abord les pauvres ou les moins favorisés: chez les ados et les préados, jeunes en apprentissage mis à part, ceux qui s'enivrent le plus sont des enfants de cadres "vivant dans les familles apparemment sans problèmes", constate Marina Carrère d'Encausse.
En outre, le phénomène de baisse générale de la consommation n'est pas uniforme. Chez les jeunes, et plus encore chez les très jeunes (13-14 ans) au contraire, les abus en tous genres augmentent dans des proportions alarmantes. Ainsi 70% des enfants de 13 ans ont déjà bu de l'alcool. A 11 ans, ils sont encore 60% à avoir déjà essayé. Plus inquiétant encore, les 6% de 11 ans ou moins qui ont déjà été ivres au moins une fois dans leur (courte) vie.
De même, chez les adolescents de 16 ans, c'est la consommation "régulière" (plus de 10 fois par mois) qui s'accroit le plus, pas la consommation occasionnelle ou exceptionnelle. Enfin, les niveaux qui augmentent le plus concernent les jeunes femmes: chez les 18/25 ans, l'ivresse au cours de l'année est passée de 20 à 34% en 5 ans (2005-2010) à peine! Un phénomène qui semble, pour une part au moins, imputable au "binge drinking", et qui consiste à boire le plus d'alcool possible le plus vite possible.
Le caractère sociabilisant et désinhibant de l'alcool
Comment expliquer une telle évolution? Parmi les facteurs d'explications, le Dr Carrère d'Encausse
avance bien entendu le caractère sociabilisant et désinhibant de l'alcool. Mais il y a aussi le fait que les pouvoirs publics ne semblent pas spécialement enclins à faire respecter la réglementation, qui prévoit par exemple l'interdiction de vente aux mineurs. Or l'alcool est impliqué dans près de la moitié des accidents mortels sur la route des ados et des jeunes adultes. Ces derniers représentent un quart des décès par accident de la route, alors que cette tranche d'âge ne représente que 13% de la population totale.
Alors, à partir de quelle consommation s'inquiéter? Quels sont les signes qui peuvent alerter les parents? Comment aborder le sujet avec un enfant de 14 ans qui sent l'alcool? Comment lutter contre la banalisation de l'ivresse? Pour les réponses à ces questions, et à bien d'autres, il suffit de consulter le livre de Marina Carrère d'Encausse.
Quels sont les effets de l’alcool sur les jeunes ? Sont-ils plus sensibles que les adultes ?
PHILIPPE BATEL : Que ce soit chez le jeune ou chez l’adulte, à poids et âge égal, la tolérance physiologique à l’alcool est très différente d’un individu à l’autre. Mais entre
10 et 15 ans, un individu n’a pas le capital enzymatique suffisant pour métaboliser l’alcool. Cela se met en place progressive- ment avec les premières alcoolisations. Un ado, n’a par ailleurs, aucune idée de la quantité suffisante d’alcool pour être bien et ce qu’il ne doit pas dépasser. C’est cette méconnaissance qui pose problème. Ensuite, l’effet d’attente (le cerveau s’attend à…) est très important sur les conséquences de la prise d’alcool. Or, l’effet d’attente de convivialité, voire de “défonce”, est très fort chez les jeunes et augmente les effets de l’alcool sur l’organisme.
Que puis-je expliquer à mon enfant pour qu’il ne boive pas jusqu’à l’ivresse ?
P. B. : Vous pouvez lui expliquer qu’il est à un âge où il sensibilise et détermine son cerveau pour le reste de sa vie. Le centre de l’hypothalamus, cette zone du cerveau où se codent les émotions et le sentiment de satiété, est extrêmement sensibilisée par la prise d’alcool, surtout avant 20 ans et s’il est pris en trop grande quantité. Après 35 ans, confronté à des facteurs de stress (et ils sont nombreux et inévitables) la sensibilité de l’hypothalamus est réveillée. Alors la seule réponse satisfaisante au stress est celle qui a été trouvée entre 15 et 25 ans. Devenue adulte, la personne ne sait réagir qu’avec la prise de substances psychoactives. L’ivresse entraîne aussi des comportements à risque, pouvant aller de l’accident de la route jusqu’au suicide. C’est rare, mais l’accomplissement d’un suicide est favorisé par la prise d’alcool. Enfin un argument qui peut fonctionner avec les ados, c’est de leur faire prendre conscience qu’ils sont manipulés par
les alcooliers qui sont en train de faire d’eux leurs futurs clients de demain !
Est-ce que je peux conseiller un nombre de verres maximum d’alcool à mon enfant qui sort avec ses copains ?
P. B. : Ce genre de discours est vain. Les ados font de toute façon l’expérience de l’ivresse. Mais il faut accompagner son enfant pour li- miter les risques. Lui dire : « Si tu bois, surtout ne reste jamais isolé, reste toujours avec le groupe ». On sait qu’en cas de coma éthylique, par exemple, l’isolement et le froid sont des facteurs aggravants. Ensuite, on peut lui conseiller de se fixer une quantité d’alcool à boire dans un délai raisonnable et lui recommander de penser à manger.
Comment savoir si mon enfant boit trop ?
P. B. : Tout simplement en lui posant la question. On fait de l’alcool un sujet tabou. Mais il faut ouvrir le dialogue avec ses enfants. On aborde le sujet de la contraception avec sa fille à 14 ans, la question des substances psychoactives doit faire partie des sujets que l’on aborde systématiquement. Et il ne faut pas hésiter à leur poser régulièrement la question.
Peut-on proposer de l’alcool (une coupe de champagne) à un jeune lors d’une réunion de famille ?
P. B. : Il faut attendre que la demande vienne de lui. Il ne faut pas le proposer d’office. Je ne crois pas à l’éducation culturelle et gastronomique de l’alcool. Aucune étude n’a montré que cela peut avoir un effet bénéfique sur le comportement de l’adolescent face à l’alcool.
Que puis-je faire pour éviter le phénomène du binge drinking ou l’ivresse pour mon enfant ?
Ados et alcool. Plus tôt et plus fort en Bretagne
«C'est vrai, on reçoit plus de jeunes qu'avant dans notre service pour des ingestions massives d'alcool. C'est une tendance lourde depuis une dizaine d'années». Responsable des urgences de l'hôpital de Quimper, Gilles Méhu confirme ce que la plupart des professionnels de santé constatent: la consommation d'alcool chez les jeunes a évolué. La recherche d'un effet immédiat de l'ivresse a pris le pas sur une consommation festive ou conviviale. Selon une étude de l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé, la proportion de jeunes consommant ponctuellement des quantités importantes d'alcool est passée, de 2005 à 2010, de 30à 42%. Un phénomène qui est encore plus marqué chez les filles. Pour les auteurs de cette enquête, il s'agit là «d'une hausse significative des usages à risque et des épisodes d'ivresse». Dès 15 ans, un adolescent sur trois a déjà connu une ivresse alcoolique.
Comme une drogue
Dans le même temps, la consommation régulière d'alcool, elle, baisse. Dans les années 1970, 15% des lycéens buvaient tous les jours. Aujourd'hui, ils ne sont plus que 5%. Cette évolution de la consommation des jeunes n'a pas non plus échappé à BenjaminLeclerc, chargé de prévention à l'ANPAA (Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie) dans les Côtes-d'Armor. «On n'est plus sur une consommation chronique mais sur une consommation aiguë, voire pathologique. La tendance est de consommer une grande quantité dans un petit laps de temps». Le «binge drinkink», mode venue d'Angleterre, expression que l'on peut traduire par «cuite express» semble s'être largement répandu. Constat encore plus inquiétant pour les professionnels de la santé: plus les adolescents qui boivent sont jeunes, plus ils vont avoir tendance à rechercher l'ivresse rapidement. Sans, évidement, toujours mesurer les risques encourus par de tels comportements. «L'alcool est consommé pour arriver le plus rapidement possible à un état de conscience modifié. C'est le même processus que pour une drogue dure», explique le DrGilles Méhu qui constate que, dans ce domaine, les filles n'ont plus rien à envier aux garçons. Les conséquences sont parfois graves. «C'est devenu une pathologie. Il est de plus en plus courant d'avoir des alcoolémies très élevées qui aboutissent à l'hôpital. Ce que je ne voyais pas avant». Un phénomène qui inquiète de plus en plus les parents. Dans un sondage pour le compte de l'APEL(Association des parents d'élèves de l'enseignement libre), auprès de 557 parents d'enfants scolarisés, 83% déclarent que la consommation d'alcool par les jeunes est, pour eux, une source d'inquiétude. Pour Éric Pasquet, référent régional à l'ANPAA, cette alcoolisation précoce n'a pas vraiment de quoi surprendre. «Il y a une accélération de la société qui fait que les jeunes sont sollicités très tôt par des expériences nouvelles».
Éviter les discours simplistes
Face à ce phénomène, il n'y a pas36 réponses. Seule la prévention au collège et au lycée peut être efficace mais à condition qu'elle commence tôt, dès la classe de cinquième. «À cet âge, c'est intéressant car les jeunes ne sont pas encore vraiment consommateurs. Ils considèrent que le produit est dangereux», explique Christophe Masure, qui, à la communauté d'agglomération de Lannion (22), met en place des actions de prévention à destination des collégiens. Des actions qui doivent éviter tout discours simpliste du genre «ce n'est pas bien». D'autant plus difficile à faire passer que les jeunes trouvent souvent les adultes plutôt laxistes en ce domaine. À raison. Seulement un tiers des parents estiment que si les jeunes boivent, c'est d'abord de leur responsabilité. Une majorité préfère mettre en avant «l'état d'esprit général de la société» qui valorise l'alcool.
«Le week-end principalement. ..»
Louise, Nolwen, Mathieu, Antoine, Kémal(*)... sont lycéens à Lorient et ont entre 15 et 18ans. Tous reconnaissent boire, parfois beaucoup. Jusqu'à l'ivresse. Mais principalement le week-end...
«Tous les jeunes boivent. Il n'y a que les asociaux qui ne boivent pas». À la sortie d'un lycée lorientais, c'est sans gêne, ni inhibition, qu'ils évoquent leur rapport à l'alcool qui n'est visiblement pas pour eux un sujet tabou. La plupart des lycéens rencontrés reconnaissent s'y adonner de temps en temps. Comme si c'était là une pratique (presque) normale. Kémal a 17 ans. «Bien sûr que je bois», lance-t-il. À quelle fréquence. «Tous les week-ends et parfois, de temps en temps, pendant la semaine». Pourquoi? «Pour faire la fête. On se lâche plus facilement». Mais Kémal l'assure: il sait jusqu'où ne pas aller, même s'il reconnaît avoir parfois un peu de mal à se contrôler. «Ça m'est arrivé de vomir mais c'est comme ça que l'on apprend».
À les écouter, les filles ne semblent pas avoir un rapport à l'alcool très différent des garçons. Elles en parlent aussi facilement même si le rouge leur monte parfois aux joues. Nolwen et Mathilde, 17ans et 15 ans, se jettent un regard complice quand on leur pose la question. «Je peux boire beaucoup mais je sais m'arrêter. C’est juste pour m'amuser, pour être plus folle», assure la première. «Moi, c'est moins mais c'est quand même un peu», reconnaît la plus jeune des deux copines.
«Un coma éthylique ce n'est pas la fête»
Antoine, 15 ans, avoue, lui aussi, absorber quelques mélanges, genre vodka-soda. Mais, dit-il, «de temps en temps seulement, quand on fait la fête. Et en faisant attention. Un coma éthylique, ce n'est pas la fête. On aurait honte de nous-mêmes». Et papa et maman sont-ils au courant? «Oui, ils savent que quand je vais à des soirées, on boit mais ils me demandent d'y aller doucement. Ils me disent: on ne veut pas de coma éthylique». Mais tous n'y vont pas toujours doucement. Pour les garçons, ce sont les filles qui se contrôlent le moins. «Elles ne se respectent pas trop», observe Kémal. Antoine est aussi de cet avis. «Les filles, elles ne font pas du tout gaffe, elles partent complètement en vrille. À la fête du WestSurf Challenge, à Guidel (56), des filles sont tombées dans le coma». Louise, 15ans, ne les contredit pas vraiment. Elle-même avoue avoir été «deux fois bien malade». Et les parents? «Mon père, il ne peut trop rien dire. Il aime aussi se faire plaisir».
*Certains prénoms ont été changés.
Des chiffres alarmants
Selon une enquête réalisée, en2008, par l'Observatoire régional de santé auprès de collégiens et lycéens bretons, la consommation régulière d'alcool (au moins une fois par semaine) concerne un jeune sur quatre. Mais davantage les garçons que les filles (34% contre 20%). Sur trois garçons, un boit régulièrement, un autre occasionnellement tandis que le dernier consomme peu ou pas d'alcool. Toujours selon cette enquête, 60% des moins de 14 ans ne consomment pas d'alcool mais quand même 27% de temps en temps et 13% régulièrement (dont 6% plusieurs fois par semaine). «Une précocité inquiétante pour certains jeunes», notent les auteurs de l'étude. À 16-17 ans, près du tiers des jeunes est concerné par une consommation régulière. Enfin, à 18 ans et plus, plus de quatre jeunes sur dix ont adopté une consommation régulière. À cet âge-là, trois jeunes sur quatre ont déjà expérimenté l'ivresse. C'est à partir de 16 ans que cet usage se répand. 43% des jeunes de 14-15 ans l'ont expérimenté, ils sont 75% à 16-17 ans et 89% à18ans et plus.«L'alcool est consommé pour arriver le plus rapidement possible à un état de conscience modifié. C'est le même processus que pour une drogue dure».
- Dr Gilles Méhu, responsable des urgences de l'hôpital de Quimper.
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